Mini-série en 4 épisodes sur le contrôle et l’incertitude.
Dans l’épisode 1, Hannibal, fidèle a sa stratégie des plans sans accroc, nous a présenté “Pourquoi on veut tout contrôler”. Dans cette épisode 2, Edgar Morin pour l’instant dans les cordes prend la parole. Va t’il réussir sa remontada ?
Retour au match.
Edgar Morin va devoir ramer pour faire remonter à la surface son concept de « mer d’incertitude ». Yeux mi-clos, voix feutrée mais vibrante, il prend la parole : « Peut-on jamais réfréner une pensée ? » C’est ainsi que François Bégaudeau commence son « Histoire de ta bêtise ». Cher Hannibal, je ne te ferai pas l’affront de penser ta pensée comme bête. Tout simplement parce que je la comprends. Non seulement je la comprends mais je la vis. Les réactions que tu as décrites, je les ai vécues, ressenties. J’ai agi comme ça. J’agis encore aujourd’hui ainsi. Moi aussi j’ai été accro aux plans sans accroc.
Au final, je m’aperçois que je poursuis les mêmes buts que toi (être rassuré, bien dans mes pompes, savoir où je vais et comment y aller en souffrant le moins possible). Il faut du souffle pour affronter les vagues de la vie. Les chemins que je prends te semblent plus escarpés, la terre que je foule plus meuble. C’est vrai.
Pourtant, il me parait dangereux de vouloir tout contrôler. Et important de prendre appui sur le réel plutôt que de le nier. Pourquoi ? Laisse-moi te le dire… »
Edgar Morin va apparemment se permettre quelques rebonds, d’ilots en ilots, comme des bulles de respiration.
Il est important d’être rassuré(e) pour analyser, décider et agir de la manière la plus adéquate possible en situation d’incertitude.
Planifier est une belle invention pour atteindre ce but. Cependant, vouloir contrôler l’incertitude pour éradiquer la peur (qui est le plan du plan sans accroc) … n’empêche pas la peur d’être présente. Elle risque même de la démultiplier !
Pour comprendre ce postulat contre-intuitif, revenons un instant sur le fonctionnement des émotions. Les émotions sont des réactions soudaines de tout notre organisme (avec des composantes cognitives, physiologiques, comportementales) qui nous permettent de nous adapter à notre environnement. Ressentir des émotions est donc naturel et plutôt une bonne nouvelle car la manifestation que nous sommes vivants !
Derrière chaque émotion se cache un message positif et bienveillant. Tuer sa peur est contreproductif car plus une émotion est tue plus elle va vouloir se faire entendre, prendre de l’importance (le même fonctionnement est à l’œuvre pour les autres émotions primaires dites désagréables : colère, tristesse, dégoût). C’est ainsi que la peur peut se transformer en anxiété, en angoisse, en crise de panique.
L’enjeu consiste donc à gérer sa peur, entendre son message afin de ne pas créer et se laisser embarquer par une vague émotionnelle. Vague qui viendrait saturer notre néocortex (siège de nos capacités cognitives et de notre intelligence adaptative) et altérer notre capacité à… établir des plans lucidement.
Loin de moi l’idée de vouloir tuer l’ego. L’ego est utile et sans lui c’est tout notre être psychique qui s’effondre comme un château de cartes. Affirmer ses idées, ses croyances est indispensable.
Les choses se compliquent quand la confiance, excessive et décorrélée de fondement, devient (im)posture. C’est ce qu’on appelle l’effet Dunning-Kruger (aussi appelé « effet de surconfiance »*), ce biais cognitif selon lequel les moins qualifiés dans un domaine surestiment leur compétence.
Couplé à notre besoin de se réapproprier du sens coûte que coûte en situation d’incertitude (le besoin de se rassurer évoqué plus haut), il peut avoir un effet explosif !
(moins la personne possède de compétences, moins elle est à même de savoir qu’elle est ignorante)
Un exemple ? Vous voulez un exemple ? Ok !
Qui n’y est pas allé de son petit couplet d’expert médical pour lutter contre le Covid19 pendant le confinement ? Allez, dites-le, on est entre nous là. Moi je me suis surpris à avoir Bac+12 sur certaines conversations (smiley lunettes de soleil) !
Un autre exemple ? Heu… non, je ne suis pas à votre service non plus ! Mais comme vous m’êtes sympathique une citation de Coluche sur le sujet :
« L’intelligence, c’est la chose la mieux répartie chez les hommes n’est-ce pas, parce que, quoi qu’il en soit pourvu, il a toujours l’impression d’en avoir assez, vu que c’est avec ça qu’il juge, hein ! »
Relationnellement également, trop de confiance tue la confiance.
Nous sommes des êtres relationnels. La confiance en soi seule n’existe pas. La confiance se nourrit et s’exprime également dans le rapport aux autres, dans le regard que l’autre porte sur nous. La confiance appelle la confiance certes. C’est un cercle vertueux qui ouvre de nombreuses portes. Mais attention : trop de confiance tue la confiance. Se montrer confiant 100% du temps n’est pas une preuve… de confiance. Vouloir la contrôler apparait comme une dissonance. Parce que la confiance n’est pas un état permanent : elle dépend des situations. Alors le disque s’enraye et le cercle devient vicieux : confiance, méfiance, défiance.
Avoir vraiment, pleinement confiance, c’est non seulement accepter que le doute m’habite, mais même vouloir qu’avec la confiance elles cohabitent, pour se nourrir mutuellement. Car finalement la confiance n’est pas une absence mais une suspension du doute (pendant le temps de l’action).
Autoriser cette cohabitation chez soi et la permettre chez les autres, c’est s’ouvrir aux liens de confiance durables et authentiques qui libèrent. C’est ce que Charles Pépin, philosophe, appelle la « grâce relationnelle »**.
La détermination dans l’action est un gage de succès c’est vrai. Encore faut-il agir juste !
Vous connaissez l’histoire du policier et de l’homme éméché qui cherche ses clés sous un lampadaire ? Non ? Alors je m’en vais vous la raconter !
Chers/ères lecteurs/trices, pour plus de réalisme merci de lire dans votre tête les tirades de ce monsieur en faisant l’accent du mec ivre.
Le policier – Je peux vous aider, qu’est-ce que vous faites ?
L’homme – Je cherche mes clés de voiture, monsieur l’agent.
Le policier – Vous les avez perdues par ici ?
L’homme – Non, elles sont tombées dans l’allée.
(Voyant l’air déconcerté de l’agent, il s’empresse d’ajouter) Mais c’est beaucoup mieux éclairé ici !
Voilà ce qui peut arriver quand on est aveuglé, obnubilé par la réalisation du plan et qu’on perd de vue l’objectif. Avec les œillères de la certitude, difficile de voir les menaces qui pourraient se présenter. Ce risque est amplifié par notre tendance à sélectionner uniquement les informations qui confirment des croyances ou des idées préexistantes. Dans la famille des biais cognitifs je voudrais cette fois-ci le père : le biais de confirmation.
L’excellence dans l’action, c’est être capable de faire des mises à jour du monde, de confronter ses certitudes, de s’enrichir d’autres réalités : celles que nous ne sommes pas capables de voir individuellement ou même en équipe (quand par exemple la pression de conformité n’autorise pas les avis divergents).
Je me souviens d’une interview de Michel Serres qui s’amusait, avec son accent rocailleux et son sourire malicieux, de la duplicité du mot « tendre », qui exprime tout à la fois la tension (on dit d’ailleurs « être tendu vers l’action ») et la tendresse. Cette tendresse est comme un appel à retrouver de la liberté… d’action ! Une manière de se libérer de l’enjeu, sortir des rails pour (se) surprendre et profiter du potentiel de la situation (ah qu’elle fait du bien cette petite amortie rétro juste derrière le filet pour surprendre notre adversaire qui prend le dessus à l’échange ! Smiley bandeau de tennisman !).
La promesse du plan sans accroc c’est de sécuriser le temps. De se prémunir des risques donc d’avoir un ROI garanti. Et grâce à un itinéraire préétabli de gagner du temps.
Mais n’est-ce pas une illusion ?
On sait depuis Alfred Korzybski que « la carte n’est pas le territoire » et que sur la question du temps, nous dit Bergson, il faut distinguer deux types de temps. Quand le temps objectif, mathématique, mesurable, celui de l’horloge est utile pour cartographier le réel, c’est vers le temps de la durée, du vécu, du ressenti qu’il faut se tourner pour « parcourir » le réel.
Or aujourd’hui dans notre monde ultra connecté, c’est le temps de l’horloge qui prédomine. Tel le Lapin blanc dans Alice au Pays des merveilles (« en r’tard, en r’tard, j’ai rendez-vous quelq’part, je n’ai pas l’temps de dire au r’voir, je suis en r’tard, en r’tard ! »), plus on accélère moins on a l’impression d’AVOIR le temps. Par pêché d’orgueil, on envisage le temps comme une entité qu’on pourrait posséder. Donc sous le mode de l’avoir. Peut-être est-il temps de réenvisager le temps sous le mode de l’ÊTRE, en prenant conscience que le temps est constitutif, essentiel dans l’existence de l’Humain, (Heidegger parle de « l’être au monde » ; 3 philosophes cités en 3 phrases, c’est le super bingoooo ! Je gagne un truc là non ?).
Et si ce qui donnait vraiment de la valeur ajoutée (et de la chaleur ajoutée) au temps, c’était moins la qualité que la quantité. C’est-à-dire par notre faculté à être dans le présent, dans « l’ici et maintenant », d’avoir pour objectif de dilater le temps, d’être pleinement, intensément disponible, à l’écoute des autres et du monde comme si chaque seconde contenait l’éternité.
Et si le véritable ROI se cachait là ? Dans notre faculté à sortir la tête des chiffres et du reporting (ce temps de dingue passé à expliquer ce qui ne s’est PAS passé par rapport à ce qui aurait DÛ se passer !) pour vivre pleinement le présent, avec ses risques et ses opportunités.
Dans notre faculté à envisager la performance dans le temps, de manière plus réaliste, en sachant gérer les temps forts et les temps faibles (ou « fertiles », « féconds » plutôt) en prenant l’exemple de la musique où les silences, les soupirs donnent du relief, de la vie, de la force).
Dans notre faculté à donner le temps aux organisations de se transformer (littéralement « être en train de se donner forme », c’est-à-dire « devenir ») avec du temps continu plutôt que de vouloir imposer des changements radicaux (en passant brutalement et à marche forcée de l’état initial à l’état final… ce qui, sur le territoire, crée des résistances… et fait « perdre » du temps !).
Avoir un plan c’est avoir la volonté dans le présent de contrôler le futur, les yeux rivés sur le passé. Pourtant le futur existe dans le présent sous la forme d’une potentialité, non encore actualisée.
Se positionner au centre, être un repère pour cadrer, coordonner le travail de l’équipe est utile pour favoriser l’atteinte d’un résultat en collectif.
Mais pour un manager, se cantonner au rôle de donneur d’ordre (inhérent au mode de management « command and control ») n’est pas garantie d’efficacité et coupe souvent l’équipe de son potentiel et de ses ressources.
Si cette phrase vous parait bizarre c’est que vous êtes peut-être victime du syndrome du manager tout puissant (rien de grave rassurez-vous, c’est même plutôt une bonne nouvelle de l’apprendre). Bravo de vouloir prendre à bras le corps vos responsabilités de manager. Mais être responsable ne veut pas dire tout savoir toujours parfaitement et plus/mieux/avant les autres (promesse explosive car intenable).
Vouloir s’en tenir à tout prix à ce rôle de super expert(e) incollable, c’est même exposer son équipe à plusieurs risques (paradoxal pour qui normalement veut les contrôler au maximum !) : dans l’ordre croissant, des mauvaises décisions (nul n’est omniscient), un manque de réactivité (quand le décideur n’est pas disponible c’est tout le système qui s’arrête), la contre-performance ou l’échec (nul n’est infaillible; ce n’est que quand Michael Jordan, déjà meilleur basketteur de NBA, a décidé de jouer aussi pour l’équipe qu’il est devenu le plus grand et a commencé à enchainer les titres : « The Last Dance », un bijou de documentaire pour tous les amoureux de sport !).
Au contraire, accepter ses limites (avez-vous vu à quel point rien ne s’effondre réellement quand on ose dire « je ne sais pas »), savoir demander de l’aide, ouvrir et partager son leadership et son pouvoir… c’est donner l’opportunité aux personnes autour de développer leur expertise, leur créativité, leur autonomie, leur capacité de décision. Autant de montées en compétences qui accroissent le niveau global de l’équipe. Un leader se mesure d’ailleurs au nombre de leaders qu’il/elle contribue à faire éclore autour de lui/elle.
Mais puisque la performance d’une équipe est plus que la somme des performances individuelles (vous savez, le fameux « 1+1=3 », quand la qualité des interactions entre les membres de l’équipe font tout la différence), la posture du leader est également cruciale pour emmener l’équipe vers l’excellence (appelée « Equipe performante » chez Vincent Lenhardt ou « Stade d’intelligence collective » chez Olivier Devillard****).
Comme un jardinier face à une plante à l’étroit dans un petit pot, il va savoir accompagner la croissance de l’équipe : préparer la terre, bouturer les expertises, tailler et arroser les relations, fortifier le sens et entre humilité et ambition, respecter le rythme, la pulsation de cet organisme vivant pour faciliter son éclosion (car ce n’est pas en tirant sur une fleur qu’elle pousse plus vite). Avec l’objectif de construire ce supplément d’âme (la magie c’est quand l’âme agit) qui font les équipes efficaces, inspirées et résilientes (même et surtout quand la tempête est si forte qu’elle balaie les feuilles fragiles des plans sans accroc).
Magnifique ! Quel match ! Quelle remontada !!!
Hannibal accuse le coup, son sourire Colgate caractéristique laisse place à un sourire crispé de circonstance. Les spectacteurs sont en délire !
(Peut-être que vous aussi derrière votre écran. Si c’est le cas, CALMEZ-VOUS !!! Non mais oooh ! C’est sérieux la vie, le management).
Qui aura le dernier mot ? C’est en tout cas la question que tout le monde se pose !
La tension est insoutenable. L’interrogation totale. Après leurs deux exposés magistraux, Edgar Morin et Hannibal se retrouvent désormais face à face, yeux dans les yeux. Immobiles. De longues secondes. Comme à la recherche d’un second souffle. Que nous réservent-t-ils encore ?
Soudain, dans un même élan, un pas. Puis deux. L’un vers l’autre. Désormais à porter de main, le frenchy et le yankee semblent prêts à porter le coup de grâce. Mais, sous le regard médusé des spectateurs tout à coup muets, les 2 hommes s’empoignent pour danser. Oui vous avez bien entendu.
Ils dansent ! Ils dansent !!! Mais pourquoi ? (suite au prochain épisode).
Notes :
* Pour aller plus loin sur l’effet Dunning-Kruger (aussi appelé « effet de surconfiance ») https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_Dunning-Kruger
** Charles Pépin, La confiance en soi, Allary Editions
*** Paragraphe librement inspiré de la conférence de Marion Genaivre, philosophe lors d’Eklore RH à Sciences Po https://www.youtube.com/watch?v=QvPYhYGnclc
**** Théories développées dans « Les Responsables porteurs de sens » de Vincent Lenhart et « Dynamiques d’équipes » d’Olivier Devillard
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